Par Jonas Charlecin, élève en CPGE2
En coulisse, la pression monte. Les deux étudiants de Khâgne, Baltus Mérina et Charlecin Jonas, sont chargés depuis près de deux mois de lire et d’analyser les œuvres de deux autrices : Nancy Huston et Tuyêt-Nga Nguyên afin de leur présenter un commentaire comparé de leurs œuvres respectives Bad girl : Classes de littératures et Soie et Métal.
Une fois le script abouti, viennent les séances de répétition, d’intonation, de posture, de gestuelle : un travail effectué au scalpel. Mme Aboudou, juge et partie, reprend les moindres prononciations qui ne passent pas ! Les moindres éraflures de nom ou de prénom sont revues et corrigées… C. Jonas se souviendra que Phruc (héros dans Soie et Métal) se prononce selon la contraction de FOU et WORK et non fock ! Alors là… surtout pas ! Pour l’ultime séance de répétition, Baltus Mérina, se rappellera qu’elle a dû manquer son déjeuner et son collègue se contenter d’un pâté cordé.
Le jour J, lundi 04 décembre, la salle Félix Eboué est remplie. Les étudiants d’Hypokhâgne ont été conviés ainsi que les élèves des clubs de lecture du lycée Félix Eboué et du lycée Gaston Monnerville de Kourou qui, tous, ont lu attentivement les deux œuvres.
Après une courte introduction par Mme Aboudou, Mérina Baltus et Charlecin Jonas, chargés d’animer cette rencontre, ont pris les rênes du jeu. Avec le trac dans l’âme mais l’enthousiasme dans la voix, ils exposent leur travail sur ces œuvres bouleversantes ! Puis, vient le temps oh combien important de l’échange… Diantre ! On se croirait presque dans la Grande librairie, en version François Busnel X2 !
Les deux autrices, très à l’écoute et pleines d’enthousiasme, répondent aux questions des élèves et s’interrogent même l’une l’autre tant elles ont apprécié les correspondances entre leurs personnages et leurs textes. Nous oublions le temps et avons même l’impression qu’elles sont pleinement là avec nous.
Résumé des deux œuvres :
Soie et métal, c’est l’histoire de Clara qui, à tout juste 16 ans, va devoir vivre seule sans sa mère aux côtés de son frère et de son père. Sa mère quitte la Belgique pour le Vietnam, y va afin d’obéir, apprend-on, à son « destin ». La jeune fille, révoltée, vexée, ne veut rien savoir de tout cela. Elle refuse de comprendre cette mère qui l’a “trahie”. Pour elle “ quand on aime on ne quitte pas” c’est la loi. A 27 ans, boulot, maison, devenue femme, pour elle tout va bien maintenant. Le deuil de cette mère déserteuse est chose faite. Mais… un beau jour Clara tombe sur un courrier, pensant recevoir un cadeau d’un de ses collègues de travail, ouvre ce dernier avec palpitation et… excitation. Elle ne se doute pas que cette lettre fera ressurgir ce qu’elle cherche à fuir, à oublier, à enterrer : sa mère. L’histoire de celle-ci est écrite noir sur blanc, de A à Z dans cette enveloppe A4 jaune. Hésitante au départ, Clara finit par se laisser convaincre. Elle ouvre la lettre et mène l’enquête… à la reconquête de l’histoire de celle qui lui a donné naissance.
Bad Girl : Classes de littérature narre l’histoire de Dorrit, fœtus encore, à qui la narratrice raconte ce que sera sa vie. Sa mère à elle, quitte le cocon familial lorsqu’elle a tout juste 6 ans. Cette mère, vraie féministe avant l’heure, est à l’opposé de l’image traditionnelle de la femme au foyer. Alison, ainsi s’appelle-t-elle, rêve d’érudition, d’accomplissement intellectuel, ne veut, dit-elle “rien que joie et liberté, indépendance et aventure !” p.97. C’est un divorce houleux, qui sonne le glas et brise l’espoir d’un foyer à jamais uni. Les deux parents se séparent. La petite Dorrit, malgré la famille recomposée par son père, se retrouve sans mère, sans repère, rejetée… Pour elle c’est clair… elle ne peut être l’Aimée. Aussi toute sa vie elle se sentira exister, d’abord au travers des autres, chez les autres, puis lorsqu’elle sera tour à tour à travers ses personnages SDF, Juive, orpheline… Mener l’enquête, connaître son passé se révèle être, pour elle, une quête salutaire.
Mon avis :
Très schématiquement, il faut dire que le point convergent des deux œuvres est ce départ maternel, dit autrement cet abandon de la mère, vécu à la fois comme un déchirement pour les deux héroïnes et aussi comme une réparation, une “opportunité” pour reprendre les termes de Nancy Huston. D’abord des réactions révulsives, de détestations… Puis arrive le temps du pardon, de la réconciliation, de la réparation et quand cela se transforme en témoignage littéraire fracassant, c’est alors que toute la signification du terme “opportunité” de l’autrice franco-canadienne trouve toute son éloquence. Les deux héroïnes (Dorrit dans Bad girl, Clara dans Soie et Métal) ont eu des réactions qui peuvent choquer au départ (animosité acerbe contre leur mère biologique, plus prononcée chez Clara que chez Dorrit) et le titre de notre commentaire comparé confirme cette hypothèse " Bad Girl Bad Mum". Remarquons qu’il a fallu qu’il y ait eu une Bad Mum pour que surgisse une Bad Girl. Nous retiendrons le plus important : le pardon ! La fin est aux couleurs d’une comédie shakespearienne comme Tout est bien qui finit bien.
En outre, nous retiendrons de cette rencontre et surtout de cet échange combien sont grands le pouvoir de l’écriture et de la littérature. Pour Mme Nguyên, l’écriture, c’est, certes, ce qui lui procure du “plaisir” , mais elle serait bien vulnérable face aux affres et aux bêtises humaines car elle “ne peut pas faire autrement” pour les combattre. Pour Nancy Huston, l’écriture lui permet de mettre de “l’ordre dans le désordre du monde”, autrement dit l’écrivaine y apporte de l’harmonie dans le désordre (chaos). Ce n’est pas seulement dans leurs œuvres que Nancy Huston et Tuyêt-Nga Nguyên semblent parler d’une seule voix. Leur parcours de vie et parcours universitaire rapproche aussi les deux écrivaines. La première, née au Canada, est venue en France poursuivre ses études. Elle confie avoir fait de la culture française la sienne et c’est dans la langue française que son œuvre tant romanesque que théâtrale et poétique a connu ses lettres de noblesse. De même Tuyêt-Nga Nguyên est née au Vietnam, venue en Europe (Belgique) pour poursuivre ses études, après avoir fait le tour du monde (États-Unis, Afrique) aujourd’hui c’est en Belgique, à Bruxelles, qu’elle a déposé ses valises et elle nous a confié qu’elle se sent autant Belge que Vietnamienne. Et comme N. Huston, son œuvre littéraire est essentiellement en expression française. Nous garderons en mémoire le courage et la détermination de ces deux femmes qui cherchent par l’écriture à donner une autre vision du monde : une vision où l’espérance, la liberté, le pardon sont possibles. C’est aussi deux femmes qui réinventent l’idée selon laquelle la connaissance et l’acceptation de son passé sont les armes qui permettent de vivre son présent en toute sérénité malgré les orages et à attendre son futur sans inquiétude.
Il est clair que nous aurions à dire mille milliards de choses sur cette rencontre, mais quelques lignes ne suffiront jamais. Le plus efficace, qui est sans nul doute le meilleur à faire, est de vous inviter à découvrir les œuvres de ces deux autrices. Mme Kihm vous attend avec joie au CDI. Vous ne serez pas déçus !
Enfin, Nancy Huston nous a rappelé un adage africain qui nous invite à avoir toujours en mémoire que : “ la vie nous fait des cadeaux en bien ou en mal ” mais surtout, surtout cela ne reste pas moins des cadeaux. Par-là, elle tient à souligner qu’il vaut mieux accepter tout ce que la vie nous offre et que l’un des meilleurs moyens pour ce faire est de transformer nos désolations et nos plaintes en art.